24 avril 2019 | Revue > >

Le pouce vert de la main invisible

Frédéric Legault

On devrait encourager la croissance économique
et la protéger des menaces environnementales

Mathieu Bédard, Chercheur à l’IEDM

 

 

L’Institut économique de Montréal (IEDM) est le think tank économique le plus présent dans le paysage médiatique québécois. Par rapport à son homologue de gauche, l’institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), le nom de l’IEDM apparait 145 fois plus souvent[i].

Il est aussi celui qui affiche une proximité préoccupante avec les lobbys du pétrole. On se rappelle la fuite des documents stratégiques de TransCanada qui visaient à faire accepter le pipeline Énergie Est. Ces documents expliquaient entre autres les stratégies envisagées pour entrer en contact avec des « personnes d’influence au Québec, potentiellement favorables au projet », dont Michel Kelly-Gagnon, président de l’IEDM[ii].

On se rappelle aussi, plus récemment, l’article d’André Noel qui rappelait que l’IEDM recevait des fonds de Koch Industries, un des plus grands lobbys du pétrole aux États-Unis, par l’entremise de l’Heritage Foundation, formellement associée à l’IEDM[iii]. Hasard, complot, fausses accusations? Ce qui est certain, c’est que les doutes sont légitimes quant au lien entre cette proximité et le contenu des articles du think tank. Fait (pas si) cocasse à noter : aucun des articles qui traitent des hydrocarbures ne remet en question la nécessité de les exploiter.

Si certaines études ont illustré le caractère néolibéral des travaux effectués par l’IEDM[iv], moins d’études se sont penchées sur leur discours environnemental. Que dit le plus grand think tank économique au Québec des enjeux environnementaux ? Comment perçoit-il l’environnement et quel type de solutions sont préconisées ? Qu’implique un tel récit?

Pour tenter de répondre à ces questions, l’ensemble du corpus environnemental de l’IEDM a été parcouru, ce qui représente 150 articles au total. Au cours de cette analyse, nous verrons que le discours environnemental de l’IEDM se base sur des prémisses non seulement trompeuses, mais qui pourraient bien tous nous faire griller.

L’environnement comme réservoir

Une des divisions fondamentales à la base du raisonnement de l’IEDM est celle qui oppose l’économie à l’environnement. Aux yeux des chercheurs de l’IEDM, l’environnement remplit la fonction de « réservoir » de matériaux bruts nécessaire à l’activité économique. Qu’il soit question de l’eau, de la forêt, des mines ou des hydrocarbures, les ressources sont décrites comme des intrants à l’activité économique, et n’auraient à aucun moment une finalité qui pourrait être étrangère à leur valeur marchande.

L’eau douce est un produit dont la valeur économique a sensiblement augmenté et qui continuera à croître. Elle est devenue une source croissante de richesse et une occasion d’investissements de plus en plus rentable. […] Il n’y a aucune excuse pour laisser passer l’occasion que représente l’exploitation d’une ressource telle que l’eau potable.[v]

Alexandre Moreau, analyse en politiques publiques à l’IEDM, défend une position semblable à l’égard des enjeux forestiers. Il avance que s’il ne faut pas menacer la pérennité du couvert forestier, c’est bien parce qu’il représente une source potentielle de profit : « L’innovation permet donc de produire toujours plus sans menacer la pérennité de la forêt alors que chaque produit est valorisé au maximum à travers toutes les étapes de transformation »[vi].

Idem pour les hydrocarbures. Pour Michel Kelly-Gagnon, les règlementations devraient être allégées pour laisser plus de latitude aux investisseurs : « Il faut aussi rappeler que les sables bitumineux canadiens sont et seront une source de prospérité pour tous. À une époque où les bilans des finances publiques sont écrits à l’encre rouge, nous avons l’occasion de développer une industrie qui nous enrichit »[vii]. Si les hydrocarbures sont là et qu’ils peuvent être source de profit, il n’y aurait aucune raison de ne pas les exploiter.

Dans un article intitulé Greed is Green, Pierre Desrochers va même jusqu’à résoudre spontanément un des problèmes économiques fondamentaux en réfutant la thèse de la rareté des ressources : « Natural resources are not finite in any serious way, […] because they are ultimately created by the always renewable resource of the human intellect »[viii]. L’Homme aux écus dépeint dans le Capital de Marx ne représente ici qu’une pâle copie du capitaliste qu’imagine Pierre Desrochers.

L’humain serait en mesure de repousser les limites même de régénération des ressources par son intellect et ses capacités d’innovation. La croissance illimitée ne serait donc plus restreinte par l’aspect intrinsèquement fini des ressources naturelles et du monde réel à l’intérieur duquel cette croissance se déploie. Le génie humain, l’innovation et la créativité seraient en mesure de transformer cette frontière absolue en barrière franchissable. Malheureusement, le secret de ce prodige demeure complet…

Une anthropologie libérale

Jamais explicité, l’être humain posé par les chercheurs de l’IEDM, naturellement et spontanément créatif, innovateur et rationnel, serait à la recherche de son intérêt personnel. Ces capacités seraient innées et ne pourraient se déployer pleinement que dans un espace libre de contraintes : le marché.

Une intervention, qu’elle soit de nature politique, sociale ou environnementale, serait alors perçue comme une entrave qui viendrait altérer ou limiter le déploiement des capacités humaines. C’est dans cette perspective que s’inscrit Nathalie Elgrably-Lévy, maître d’enseignement à HEC Montréal depuis 1992 et chercheure senior pour l’IEDM entre septembre 2005 et novembre 2013, dans un article intitulé La Terre se réchauffe, restons calme :

D’autre part, les modèles des alarmistes ne peuvent être fiables, car ils font fi de l’immense capacité d’adaptation de l’être humain. Ils supposent implicitement que l’homme est une créature passive et schizophrène qui ne peut qu’être victime des changements environnementaux. Or, l’histoire de l’humanité nous prouve le contraire. Le génie humain nous a permis de nous adapter et de traverser les millénaires. Nous avons transformé des déserts en oasis luxuriantes, nous avons dominé des rivages incertains, construit des édifices antisismiques et conquit l’espace. Nous disposons aujourd’hui de moyens inimaginables il y a un siècle. Qui sait ce que le génie humain produira dans l’avenir? La Terre se réchauffe…gardons notre sang-froid! [ix]

La fin de l’extrait suggère en effet que le génie humain permettrait de nous doter de « moyens inimaginables », probablement technologiques, qui auraient le potentiel de contenir les effets des changements climatiques. Ici, l’humain est tout sauf « passif » et « schizophrène », il détient le potentiel de surmonter tous les défis de l’histoire.

Similairement, Youri Chassin, directeur de la recherche à l’IEDM de 2010 à 2017 et maintenant député pour la Coalition avenir Québec (CAQ), affirme que toutes les réglementations, incitations, subventions ou programmes entraînent des distorsions qui risquent de « paralyser l’économie »[x]. Ce ne serait qu’en l’absence de ces « distorsions », ces « programmes dispendieux, parfois mal gérés, criblés d’exemptions » [xi], que « les consommateurs comme les entreprises, […] choisissent spontanément la solution la plus économique »[xii].

Similairement, dans une note intitulée Comment l’innovation profite à la forêt, Alexandre Moreau, analyse en politiques publiques à l’IEDM, affirme que : « grâce à l’innovation, l’activité forestière ne menace pas la pérennité de nos forêts. Le meilleur rendement des usines et la valorisation croissante des sous-produits issus de la transformation ont permis de faire croître l’activité économique, et ce en dépit de la réduction par le gouvernement des volumes de bois disponibles pour la récolte. […] L’histoire récente nous enseigne que la recherche du profit y contribuera grandement »[xiii]. Selon Moreau, la logique du profit inciterait à réduire le gaspillage et permettrait, à l’aide d’une technologie de qualité, de tirer le maximum de chaque arbre récolté indépendamment de ses défauts. Mais si la logique capitaliste incite à tirer le maximum de chaque arbre, comment peut-elle ne pas inciter à tirer profit du maximum d’arbres? Si la question mérite d’être posée, elle reste ici encore une fois sans réponse.

On peut retrouver des manifestations de cette logique dans les articles écrits sur les sables bitumineux[xiv], le transport en commun[xv] et la taxe carbone[xvi].

Le marché, une panacée

L’IEDM opère une division claire entre « l’économie » d’un côté, et « l’environnement », de l’autre. Cette distinction entre nature et économie permet dans un premier temps de penser l’activité humaine comme une entité à part entière, séparée ontologiquement de l’environnement. Dans un deuxième temps, cette distinction permet de concevoir l’environnement comme une entité extérieure à l’activité humaine. Après avoir posée une sphère économique autonome d’un côté et un « environnement-réservoir » de l’autre, les chercheurs de l’IEDM ont recours à une anthropologie libérale fictive pour penser l’acteur du système économique maintenant dissocié de la nature. Pour que cette anthropologie (vision fondamentale selon laquelle l’humain est définie) soit valide, il leur est nécessaire de penser une sphère économique qui permettre à cette anthropologie fictive de se réaliser. C’est la fiction d’un marché libre et sans entrave, érigé comme pendant naturel de cette anthropologie, qui remplit cette fonction. Ces postulats théoriques leur permettent d’envisager le marché comme solution aux problèmes environnementaux, parmi d’autres.

En acceptant l’humain comme naturellement créatif, source d’innovation et motivé par le profit, il devient plus aisé de concevoir les régulations politiques du marché comme des entraves au développement de ces capacités humaines.

La capacité d’innovation est posée comme naturelle chez l’humain, et seule l’économie de marché serait en mesure de la canaliser. C’est notamment cette capacité, accompagnée d’une recherche de profit, qui permettrait ici de répondre aux problèmes posés par les changements climatiques. C’est ce qu’affirment Germain Belzile, chercheur associé senior à l’IEDM, et Mark Milke, analyste de politiques publiques indépendant : « Dans la mesure où la réduction des GES devient une priorité, l’innovation qui émerge naturellement par le marché demeure la voie à favoriser »[xvii]. Si les auteurs reconnaissent qu’il importe de réduire les GES, ils avancent que c’est le libre marché, en générant naturellement l’innovation, qui va permettre d’atteindre cet objectif.

Plus largement, c’est l’économie de marché qui serait, en fait, le système économique le plus adéquat pour répondre aux problèmes écologiques actuels. Pierre Desrochers est un des principaux avatars de cette position :

Ce n’est pas la réglementation ou le militantisme vert qui a permis d’améliorer la qualité de notre environnement ces dernières décennies, mais plutôt un processus inhérent à l’économie de marché, celui qui mène à des innovations toujours plus efficaces et à une utilisation toujours plus économique des ressources. À quand un Jour de la Terre où l’on reconnaîtra enfin que la main invisible du marché a elle aussi le pouce vert?[xviii]

Le militantisme vert, tout comme les gouvernements, sont perçus comme des sources d’interférence et de distorsion à une combinaison jugée naturelle entre l’anthropologie libérale et le marché. Jasmin Guénette, vice-président de l’IEDM, reformule ainsi dans un autre article :

Cela risque de vous étonner, mais ce sont les acteurs du marché qui sont les grands responsables des progrès réalisés au cours des dernières décennies sur le plan de la qualité de notre environnement. En effet, la recherche de profit et la concurrence entre entreprises forcent ces dernières à améliorer leur efficacité et à toujours innover. Les entreprises cherchent également à répondre à la demande des gens pour des produits moins dommageables et un environnement plus sain.[xix]

D’autres exemples, comme le parc éolien Apuiat, considéré trop dispendieux et dont les retombées économiques seraient insuffisantes[xx], la préservation du caribou forestier de Val-d’Or[xxi], qui aurait nécessité des investissements trop importants et une probabilité de réussite trop faible, ou encore la traversée du Mont-Royal, sur laquelle il faudrait mettre un prix afin de protéger la montagne[xxii], s’inscrivent aussi dans cette perspective.

Le refroidissement climatique

Un des éléments qui frappe le plus à la lecture des articles de l’IEDM est le traitement du réchauffement climatique. Si certains chercheurs remettent en question ses origines anthropiques, certains défendent que des bienfaits peuvent y être associés, alors que d’autres ne reconnaissent tout simplement pas la thèse du réchauffement climatique. Dans un article intitulé Le triomphe de la vérité, Nathalie Elgrably-Lévy défend la thèse selon laquelle « il n’existe aucun argument scientifique irréfutable pour justifier l’adoption de mesures radicales de décarbonisation de la planète ». Elle conclut son article en affirmant que « la thèse du réchauffement climatique est morte »[xxiii].

Dans un rapport sur les changements climatiques publié suite à la conférence de Paris, Youri Chassin cherche non seulement à atténuer et minimiser les impacts du réchauffement climatique, mais, de surcroit, avance que des bienfaits pourraient potentiellement y être associés.

Une augmentation du niveau de CO2 dans l’atmosphère réduit les besoins en eau des plantes, permettant ainsi une croissance plus rapide et une augmentation du rendement des cultures. […] Certaines analyses coûts-bénéfices estiment qu’un réchauffement climatique de l’ordre de 1 à 2 °C serait bénéfique pour l’humanité. [xxiv]

Si les chercheurs de l’IEDM sont particulièrement récalcitrants à reconnaître la véracité des réchauffements climatiques et leur origine anthropique, c’est peut-être parce que cela impliquerait de remettre en question l’idée selon laquelle le libre marché est en mesure de résoudre les problèmes environnementaux, et, conséquemment, d’admettre qu’il est nécessaire d’intervenir (ou du moins d’accepter la nécessité d’une intervention) par certaines formes de régulation.

Des raisonnements fallacieux

Certains arguments, en plus de se baser sur des présupposés non explicités, procèdent d’un raisonnement qui est parfois tout simplement erroné. Même si le raisonnement peut paraître vraisemblable, il n’est en vérité pas valide au sens de la logique. En ce sens, nous relèverons les sophismes les plus fréquemment utilisés par les chercheurs de l’IEDM.

Aussi appelé l’homme de paille, ou l’épouvantail, la caricature consiste à altérer, affaiblir, simplifier ou exagérer la position adverse pour donner l’impression que l’argument visé ne vaut pas la peine d’être pris au sérieux. De cette façon, la position paraît ridicule et n’a pas à être argumentée sérieusement. C’est ce que fait Nathalie Elgrably-Lévy à l’égard du mouvement écologiste :

Selon l’évangile éco-catastrophiste, nos émissions de CO2 sont responsables du réchauffement climatique, d’où la nécessité de les réduire aussi rapidement que radicalement. Or, toutes les activités humaines produisent du CO2, même le simple fait de respirer. Entre lutter contre les émissions de CO2, et s’attaquer à l’Homme, le glissement est donc facile. D’ailleurs, un nombre grandissant de voix s’élèvent à présent pour dénoncer la surpopulation terrestre et défendre la nécessité d’un contrôle démographique par de multiples moyens, allant de la limitation des naissances à l’avortement forcé, en passant par la stérilisation. [xxv]

L’auteure utilise un vocabulaire superlatif qui vise explicitement à caricaturer et à décrédibiliser les thèses de son adversaire. Construire une version affaiblie de l’argument adverse, créée par amalgame et exagération (respirer produit du CO2), voire un appel aux émotions (avortement forcé et stérilisation), permet une acceptation plus facile des opinions de l’auteure. Ici, l’argument « être en faveur d’une réduction des émissions de GES » devient « être en faveur de l’avortement forcé et de la stérilisation », argument beaucoup plus controversé et plus facile à mettre en défaut.

Un autre sophisme fréquemment rencontré dans les articles de l’IEDM est celui du faux dilemme. Le faux dilemme, ou fausse dichotomie, consiste à réduire un éventail de possibilités à seulement deux options. Deux faux dilemmes sont principalement utilisés par les chercheurs de l’IEDM. Le premier consiste à poser le réchauffement climatique en opposition avec la pauvreté extrême. « Devons-nous dépenser des milliards de dollars pour contrer le réchauffement climatique? Ou devons-nous plutôt utiliser cet argent pour aider des millions d’enfants qui souffrent de malnutrition, de la malaria ou du sida? »[xxvi]. En réduisant l’ensemble des possibilités à ces deux options, David Descôteaux, chercheur associé à l’IEDM, présente un faux choix au lecteur dans l’objectif de décrédibiliser la thèse adverse, soit d’investir pour contrer les changements climatiques. En mettant côte à côte ces deux options, l’auteur suggère qu’elles sont mutuellement exclusives, que si on dépense de l’argent pour lutter contre les changements climatiques, on laissera des enfants mourir de faim et de maladie grave[xxvii].

Le faux dilemme est aussi utilisé pour justifier l’exploitation des sables bitumineux canadiens. « Personnellement, je crois préférable de créer de la richesse, des emplois et de l’innovation ici, plutôt que de soutenir des régimes politiques non démocratiques »[xxviii]. Dans cet exemple, l’auteur Jasmin Guénette postule que si on ne désire pas encourager les régimes dictatoriaux, la conclusion logique serait d’exploiter les sables bitumineux canadiens. Inversement, on pourrait en déduire que si on n’exploite pas le pétrole canadien, on sera forcé de soutenir des régimes autoritaires. Le faux dilemme, ici comme ailleurs, ne présente que deux des nombreuses options qui sont sur la table dans le but d’induire le lecteur en erreur. Trouver des sources d’énergie alternatives, par exemple, est écarté de l’équation.

Youri Chassin reprend ce faux dilemme en écartant explicitement l’option d’un recours à une autre source d’énergie. Dans un article au titre évocateur, Algérie ou Alberta, notre pétrole viendra bien de quelque part, il affirme que « le dilemme « Pétrole ou pas ? » n’existe pas. C’est plutôt « Algérie ou Alberta ? » qu’on doit se poser comme question ». En ne posant que deux termes à un débat, le faux dilemme est fallacieux au sens où la prémisse ne reconnaît pas l’existence de l’ensemble des options.

Un autre des sophismes fréquemment mobilisés par l’IEDM est celui de la fausse analogie. Il est tout à fait légitime d’utiliser une analogie pour expliquer ou pour convaincre. C’est un processus courant de comparer une situation moins connue à une situation plus connue pour en faciliter la compréhension. Si toute analogie a ses limites, toute analogie n’est pas forcément un sophisme. Le sophisme de la fausse analogie est commis lorsque la comparaison est mensongère, erronée ou inexacte. Nathalie Elgrably-Lévy a recourt à la fausse analogie en comparant à tort les prévisions météorologiques aux changements climatiques: « Personne ne se fie aux prévisions météorologiques pour la semaine prochaine. Or, non seulement accordons-nous foi aux prédictions sur ce qui se produira dans 50 ans, mais encore nous prenons des décisions importantes sur la base de ces croyances »[xxix].

Pour bien comprendre en quoi cette comparaison est sophistique, prenons un moment pour distinguer les conditions météorologiques des changements climatiques. Selon le site officiel de l’Agence spatiale canadienne[xxx], les conditions météorologiques correspondent à « l’état de l’atmosphère à un moment particulier. Il s’agit des variations à court terme ou instantanées de l’atmosphère », alors que les changements climatiques correspondent à une « modification à long terme des conditions météorologiques, comme la température, les précipitations et les vents. Les changements peuvent varier d’une région à l’autre et sont causés par des processus naturels (p. ex. El Niño) ou par l’activité humaine (p. ex. la pollution) ». Les deux phénomènes ne sont donc pas de même nature, ne désignent pas la même temporalité et ne sont pas mesurés par les mêmes instruments ni par les mêmes méthodes. Si la météo est immédiate et peut changer relativement rapidement, le climat est abstrait, historique et relativement stable. Encore une fois, le raisonnement est inexact.

Le dernier sophisme que nous relèverons est celui de l’attaque à la personne, ou l’argument ad hominem. Ce procédé sophistique vise à miner la crédibilité d’une personne ou d’un groupe pour que le lecteur se méfie de ses idées, arguments ou propositions avant même de les avoir examinés par lui-même. Plutôt que de critiquer le contenu de l’argument, l’attaque à la personne vise à apposer des étiquettes méprisantes ou négatives aux yeux du lectorat. Il cherche à faire paraître son adversaire ridicule, biaisé, ou incompétent. Bref, il s’attaque à la personne plutôt qu’aux idées. Les textes de Nathalie Elgrably-Lévy offrent de bons exemples d’argument ad hominem. En effet, les écologistes sont alternativement qualifiés de « gourous réchauffistes »[xxxi], « d’évangile de l’éco-armageddon »[xxxii], « d’immatures »[xxxiii], « de secte quelconque »[xxxiv], des « grands prêtres du transport en commun »[xxxv], « d’apprentis-visionnaires »[xxxvi], alors que leurs idées sont qualifiées « d’élucubrations »[xxxvii], de « propagande environnementaliste misanthrope »[xxxviii] ou « d’idéologie collectiviste oppressante »[xxxix].

Pris dans leur ensemble, les sophismes mobilisés par les chercheurs de l’IEDM témoignent des raisonnements fallacieux, mensongers et trompeurs sur lesquels s’appuie la rédaction de plusieurs de leurs articles.

Les rivières n’ont pas de code-barres

Si ce type de discours peut sembler absurde pour une bonne partie de la population, il n’en demeure pas moins qu’il est très proche de la perspective défendue par notre élite. Considérant que le mouvement écologiste québécois entame un nouveau cycle de lutte (intensification du sentiment d’urgence climatique, émergence de nombreuses initiatives citoyennes, planification de plusieurs grèves et manifestations environnementales), et que le discours environnemental du gouvernement majoritaire de la CAQ risque d’être très similaire à celui de l’IEDM (sachant que la CAQ a récemment recruté Youri Chassin, ancien directeur de recherche de l’IEDM), il importe de bien connaître son adversaire. Des propositions qui chercheront à résoudre la crise écologique à l’intérieur des mécanismes du marché seront inévitablement déposées sur la table (pensons notamment à différentes formes d’écofiscalité ou à l’achat de crédits carbone). Le mouvement écologiste doit être prêt, et pour ce faire, il doit bien maitriser le discours de ses adversaires. C’était un des objectifs de ce travail.

Ce travail visait initialement à rendre compte du discours environnemental de l’IEDM et d’en extraire les assises conceptuelles; il ne visait pas à « entrer en dialogue » avec les chercheurs cités. Certes, on peut comprendre implicitement en quoi une lecture de l’environnement à partir d’une grille strictement monétaire est problématique, voire dangereuse, pour l’environnement, mais ce travail ne visait pas à faire cette démonstration. Il se concentrait sur une critique interne de son objet.

Ainsi, on peut retenir de cette analyse que le discours environnemental de l’IEDM est peu rigoureux sur le plan scientifique, diffamatoire sur le plan interpersonnel, et fallacieux sur le plan de la logique. On peut aussi en déduire qu’il est préoccupant qu’un tel discours soit diffusé avec autant d’aisance.

Imaginez un instant qu’un groupe de « chercheurs » commence à écrire à répétition et pendant des années des articles contre l’administration de vaccins. Ce groupe aurait une des plus grosses tribunes en santé, recevrait de généreux cachets pour ses activités et écrirait fréquemment dans les journaux les plus lus au Québec. Dotés d’une formation en médecine, les membres de ce groupe auraient la légitimité de faire ce qu’ils font en se réclamant d’une démarche scientifique. Et pourtant…

Et pourtant, c’est, à peu de choses près, ce qui se passe dans le traitement que l’IEDM fait de l’environnement. C’est un scandale en puissance que le think tank économique le plus présent sur la place publique québécoise puisse énoncer avec autant d’aisance des propos qui vont à l’encontre d’un consensus scientifique. Par la nature et la fréquence de leurs interventions, l’IEDM participe à cadrer le débat public en matière environnementale. À force de lire et d’entendre que les ressources naturelles doivent être exploitées pour favoriser la croissance économique, et que la manière la plus optimale de préserver la nature est de la marchandiser, nombre de lecteurs viennent à croire que c’est effectivement la meilleure décision à prendre.

Si des gouvernements peuvent être poursuivis en justice pour inaction climatique comme c’est le cas en France, au Canada, aux États-Unis, en Belgique, en Irlande, aux Pays-Bas et en Nouvelle-Zélande, peut-être serait-il temps de prendre des mesures à l’égard des faiseurs d’opinion qui diffusent et entretiennent la fausse croyance selon laquelle la main invisible a le pouce vert.

[i] Selon une recherche effectuée sur la banque de données des médias québécois, Eureka.cc

[ii] Gerbet, Thomas, Fuite majeure de la stratégie de TransCanada, Radio-Canada, consulté en ligne le 21 décembre 2018, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/694206/fuite-strategie-communication-transcanada-pipeline

[iii] Noel, André (2018), Youri Chassin, la CAQ et le lobby du pétrole (1 et 2), Ricochet, en ligne, https://ricochet.media/fr/2334/youri-chassin-la-caq-et-le-lobby-du-petrole , consulté le 27 septembre 2018

[iv] Graefe, Peter (2004), La topographie des think tanks patronaux québécois. La construction d’un paysage néolibéral, Globe, Vol. 7, No. 1, p.181–202; Savard-Lecomte, Marie-Odile (2009), L’Institut économique de Montréal, un Think tank influent sur la scène des idées au Québec, mémoire de maîtrise, Science politique, 155p.

[v] Boyer, Marcel (2018), Partager l’eau, pour l’éthique et le commerce, consulté en ligne le 18 décembre 2028, http://www.iedm.org/fr/82915-partager-leau-pour-lethique-et-le-commerce

[vi] Ibid.

[vii] Guénette, Jasmin (2010), Sables bitumineux : source de prospérité pour tous, consulté en ligne le 18 décembre 2018, http://www.iedm.org/fr/33821-sables-bitumineux-source-de-prosperite-pour-tous

[viii] Desrochers, Pierre (2003), Greed is Green, consultée en ligne le 19 décembre 2018, www.iedm.org/fr/2452-greed-is-green

[ix] Elgrably-Lévy, Nathalie (2007), La Terre se réchauffe, restons calme, consulté en ligne le 18 décembre 2018, http://www.iedm.org/fr/2816-la-terre-se-rechauffe-restons-calme

[x] Chassin, Youri (2016), Taxe sur le carbone 101, ou pourquoi ça ne marchera pas, Consulté en ligne le 18 décembre 2018, http://www.iedm.org/fr/65370-taxe-sur-le-carbone-101-ou-pourquoi-ca-ne-marchera-pas

[xi] Ibid, c’est moi qui souligne

[xii] Ibid, c’est moi qui souligne

[xiii] Moreau, Alexandre (2018), Comment l’innovation profite à la forêt, note économique de l’IEDM, p.3-4

[xiv] Desrochers, Pierre et Hiroko Shimizu (2012), Comment l’innovation rend les sables bitumineux de l’Alberta plus verts, IEDM, 40p. et Kelly-Gagnon, Michel (2011), Why I love Big Oil, consulté en ligne, http://www.iedm.org/fr/35788-why-i-love-big-oil-

[xv] Belzile, Germain et Vincent Geloso (2016), Le transport en commun au tournant de la privatisation, consultée en ligne le 18 décembre 2018, https://www.iedm.org/sites/default/files/pub_files/note0716_fr.pdf

[xvi] Chassin, Youri (2016), Taxe sur le carbone 101, ou pourquoi ça ne marchera pas, Consulté en ligne le 18 décembre 2018, http://www.iedm.org/fr/65370-taxe-sur-le-carbone-101-ou-pourquoi-ca-ne-marchera-pas

[xvii] Belzile, Germain et Mark Milke (2018), Bourse du carbone : faire fuir les emplois et les capitaux sans réduire les GES, Consulté en ligne le 18 décembre 2018, http://www.iedm.org/sites/default/files/web/pub_files/note0218_fr.pdf

[xviii] Desrochers, Pierre (2010), Le capitalisme écologique, Consulté en ligne le 18 décembre 2018, https://www.iedm.org/fr/3137-le-capitalisme-ecologique

[xix] Guénette, Jasmin (2016), À quand la (vraie) fin du monde?, http://www.iedm.org/fr/60928-a-quand-la-vraie-fin-du-monde

[xx] Garcia, Claude (2018), Apuiat : un projet inutile qui coûte deux fois trop cher, consulté en ligne le 19 décembre 2018, https://www.iedm.org/fr/83656-apuiat-un-projet-inutile-qui-coute-deux-fois-trop-cher

[xxi] Moreau, Alexandre (2018), Caribous de Val-d’Or : une triste, mais sage décision, consulté en ligne le 19 décembre 2018, http://www.iedm.org/fr/78123-caribous-de-val-dor-une-triste-mais-sage-decision

[xxii] Irvine, Ian (2018), Let’s put a price on crossing Mount Royal, https://www.iedm.org/fr/80697-lets-put-price-crossing-mount-royal

[xxiii] Elgrably-Lévy, Nathalie (2012), Le triomphe de la vérité, consulté en ligne le 18 décembre 2018, https://www.iedm.org/fr/37391-le-triomphe-de-la-verite

[xxiv] Chassin, Youri et Guillaume Tremblay (2015), Guide pratique sur l’économie des changements climatiques la conférence de paris et ses suites, Cahiers de recherche de l’IEDM, p.15-16

[xxv] Elgrably-Lévy, Nathalie (2010), La vie n’est plus sacrée!, consulté en ligne le 19 décembre 2018, http://www.iedm.org/fr/33688-la-vie-nest-plus-sacree-

[xxvi] Descôteaux, David (2010), Il y a pire que le réchauffement, consulté en ligne le 19 décembre 2018, http://www.iedm.org/fr/33590-il-y-a-pire-que-le-rechauffement

[xxvii] Nathalie Elgrably-Lévy a recours à un autre faux dilemme sur le même sujet: « Comment peut-on déclarer que le réchauffement climatique est la préoccupation éthique #1 quand des populations entières meurent de faim? Ne devrions-nous pas commencer par nous préoccuper des pauvres d’aujourd’hui avant de consacrer des milliards pour résoudre des problèmes hypothétiques? » .

[xxviii] Guénette, Jasmin (2010), Sables bitumineux : source de prospérité pour tous, consulté en ligne le 18 décembre 2018, http://www.iedm.org/fr/33821-sables-bitumineux-source-de-prosperite-pour-tous

[xxix] Elgrably-Lévy, Nathalie (2012), Des propos hérétiques, consulté en ligne le 19 décembre 2018, http://www.iedm.org/fr/2812-propos-heretiques

[xxx] http://www.asc-csa.gc.ca/fra/satellites/quotidien/changements-climatiques-ou-rechauffement-climatique.asp

[xxxi] Elgrably-Lévy, Nathalie (2009), La religion verte, consulté en ligne le 19 décembre 2018, http://www.iedm.org/fr/3080-la-religion-verte

[xxxii] Ibid.

[xxxiii] Ibid.

[xxxiv] Ibid.

[xxxv] Elgrably-Lévy, Nathalie (2010), Ode à la voiture, consulté en ligne le 19 décembre 2018, http://www.iedm.org/fr/33602-ode-a-la-voiture

[xxxvi] Elgrably-Lévy, Nathalie (2007), Encore des propos hérétiques, consulté en ligne le 18 décembre 2018, http://www.iedm.org/fr/2815-encore-des-propos-heretiques

[xxxvii] Elgrably-Lévy, Nathalie (2009), La religion verte, consulté en ligne le 19 décembre 2018, http://www.iedm.org/fr/3080-la-religion-verte

[xxxviii] Desrochers, Pierre (2012), Free-market environmentalism, consulté en ligne le 19 décembre 2018, http://www.iedm.org/fr/2503-free-market-environmentalism

[xxxix] Elgrably-Lévy, Nathalie (2010), Ode à la voiture, consulté en ligne le 20 décembre 2018, http://www.iedm.org/fr/33602-ode-a-la-voiture

François Delorme

Une excellente analyse de tous les sophismes de l’IEDM et des insuffisances du coffre à outils de l’économie de marché pour relever le défi climatique auquel nous faisons face aujourd’hui.

PS: Vous deviez nous parler d’Aurélien Barrau: https://www.youtube.com/watch?v=H4wjc4FHpNY